Le débat italien de 1993 avec la question de la « photographie » des rapports interimpérialistes

 

L’OTAN, en tant que vaste alliance, modifie-t-elle le chemin menant à la guerre impérialiste ? Ou bien s’agit-il substantiellement encore de la même situation qu’en 1914 ? Cette question a provoqué un débat en Italie en 1993, au moment où, à la suite de l’effondrement de l’URSS en 1991, la superpuissance américaine avait enclenché un processus d’hégémonie complète.

À l’arrière-plan, il y a la question de la nature de l’OTAN : est-elle une fonction permettant les pressions impérialistes, est-elle un vecteur d’hégémonie, un outil agressif d’intervention ? Et si elle est tout cela, quel est l’aspect principal ?

La thèse de 1914

La thèse de 1914 a été formulée dans l’action contre la base américaine d’Aviano, dans la région italienne du Frioul-Vénétie Julienne (dont la capitale est Trieste), le 2 septembre 1993, par les Brigades Rouges pour la construction du Parti Communiste Combattant (BR-PCC). Voici un extrait du communiqué, qui cherche à établir les contours de la situation et à en cerner les aspects relatifs à la guerre impérialiste :

« « Toutes les bases militaires des États-Unis sur le sol étranger sont autant de nœuds coulants autour du cou de l’impérialisme américain.

Les nœuds ont été façonnés par les Américains eux-mêmes et par personne d’autre, et ce sont eux-mêmes qui ont mis ces nœuds autour de leur propre cou, en remettant les extrémités des cordes au peuple chinois, aux peuples des pays arabes et à tous les peuples du monde qui aiment la paix et s’oppose à l’agression.

Plus les agresseurs américains resteront longtemps dans ces endroits et plus les nœuds coulants se serreront autour de leur cou. » MAO [discours prononcé à la conférence suprême de l’État, septembre 1958]

Jeudi 2 septembre, un noyau armé de notre organisation a attaqué la base américaine d’Aviano, un des plus grands centres opérationnels et logistiques de la structure militaire impérialiste en Europe du Sud.

La crise des relations internationales a rangé au musée des échecs la thèse de [Georges] Bush [le président américain] quant à une stabilisation d’un « nouvel ordre mondial » sous la solide hégémonie des États-Unis.

L’arrogante certitude que la fin du bipolarisme apporterait exclusivement dans les mains américaines le contrôle de la fin d’un siècle où ont eu lieu tant d’exceptionnels bouleversements économiques et sociaux, de guerres et de révolutions, prend justement fin au moment où la supériorité militaire du Pentagone s’est projetée à l’extérieur de manière extrême.

Les apparences sont trompeuses et les faiblesses grandissantes de la base économique des grands monopoles américains par rapport aux autres pôles impérialistes définit le terrain purement militaire comme le seul domaine où les États-Unis essaient de confirmer leur suprématie, de Grenade jusqu’à Panama, de Bagdad à Mogadiscio, avec le vain souhait d’oublier le Vietnam (…).

Avec l’effacement de la solidarité occidentale dans sa fonction anti-soviétique (…), l’unité de façade et l’optimisme propagandiste des différentes organisations économiques internationales ne peuvent que toujours moins parvenir à masquer les suites de la confrontation entre les États et groupes impérialistes et leur parcours objectif menant à la collision, dont les conséquences sont jusqu’à présent vendus officiellement comme seulement des « guerres commerciales » ou des différences au sujet du protectionnisme réciproque (…).

Les contradictions entre les États-Unis et le pôle impérialiste européen sont multipliées par la dissolution de l’ancienne Union Soviétique et par la dynamique avec laquelle se refonde l’Europe de l’Est se plaçant au sein de la Communauté Européenne (…).

Concrètement mise à l’épreuve, l’Union de l’Europe occidentale [dont sont membres les pays de la Communauté Européenne également membre de l’OTAN] est encore obligée de se soumettre à l’OTAN qui, privilégiant les intérêts américains dans sa nouvelle caractéristique en tant que bras armé des nations-unies, influence l’art et la manière de la pénétration orientale des alliés européens.

En même temps, la géographie des nouvelles unions et sphères d’influence reste presque fidèle à la division du pouvoir qui a formé un équilibre en Europe, avant la première boucherie mondiale de prolétaires provoquée en 1914 par l’impérialisme (…).

Si l’aspect dominant de la contradiction principale est la nécessité de frapper, alors il n’y a aucun doute que l’envergure et la réalisation de l’attaque ne sauraient être définies a priori.
Au contraire même, est actuelle une action qui agit sur plusieurs niveaux, d’un côté comme attaque du centre, et de l’autre comme élément d’unification du terrain prolétarien en recomposition (…).

L’attaque des structures militaires américaines, l’attaque de l’OTAN forment un point concret et vital où les intérêts stratégiques du prolétariat métropolitain se rencontre avec ceux des peuples, qui sont déjà dans toutes les parties du monde confrontés à l’agression impérialiste bestiale, et cela confirme la validité de la thèse selon laquelle les difficultés qu’il ne faut pas cacher quant à la continuité du processus révolutionnaire, les défaites et reculs, ne détruisent pas la guérilla, mais la renforcent.

C’est en ce sens qu’il faut saisir comme convergente sur le plan stratégique l’accumulation de différentes initiatives anti-impérialistes en plusieurs endroits de la planète : dans les territoires occupés du Liban Sud et de Palestine contre l’accord réalisé par [Yasser] Arafat avec les sionistes, en Turquie et au Kurdistan, dans le monde islamique, en Somalie et en Afrique du Sud, ainsi que la lutte des peuples au Pérou et aux Philippines. »

Le sens de la thèse de 1914

Ce qui compte, ce n’est pas exactement que le panorama soit conforme à celui de 1914, ou qu’il se rapproche dans telle ou telle mesure. Ce qui est en jeu, c’est la perception des rapports interimpérialistes dans ce qu’ils ont de conflictuels.

Le texte de 1993 relatif à Aviano dit la chose suivante : l’impérialisme est une superstructure qui a sa propre substance et, par conséquent, le point de départ de toute démarche révolutionnaire est de se fonder sur son parcours, sur son évolution, en termes « géopolitiques ».

L’histoire n’est plus l’histoire de la lutte des classes, mais l’histoire de l’impérialisme : c’est en suivant son cheminement qu’on détermine ce qui est révolutionnaire et ce qui ne l’est pas, les alliances à réaliser, les options à choisir, etc. Il faudrait d’abord passer par la lutte contre l’impérialisme, en tant que superstructure flottant au-dessus des différentes réalités, afin de parvenir à quelque chose.

Sur le plan de l’esprit, on est très proche de l’altermondialisme qui s’est développé justement dans les années 1990 ; sur le plan de l’idéologie, on retrouve la démarche de Rosa Luxembourg, qui a toujours nié les cadres nationaux et qui a traité le capitalisme comme un phénomène en expansion géographique (dans son fameux ouvrage L’accumulation du capital).

La thèse de 1914 est ainsi grosso modo une thèse « géopolitique » : il faudrait avoir un regard en mesure de cerner les mouvements de l’impérialisme résumés à des relations internationales sans cesse renouvelées.

Le rejet de la thèse de 1914

La thèse de 1914 formulée dans l’action contre la base italienne d’Aviano fut critiquée dans un document commun de juin 1994 signé par des militants emprisonnés des BR-PCC (Giuseppe Armante, Maria Cappello, Tiziana Cherubini, Simonetta Giorgieri, Enzo Grilli, Franco Grilli, Flavio Lori, Rossella Lupo, Fausto Marini, Fulvia Matarazzo, Fabio Ravalli, Carla Vendetti, ainsi que les militants révolutionnaires Gino Giunti, Vincenza Vaccaro, Marco Venturini).

Les militants signant ce texte commun rejette catégoriquement la perspective « géopolitique » qui est selon eux la négation de la réalité du capitalisme et de la lutte des classes, au profit d’un volontarisme anti-impérialiste relevant du subjectivisme.

Voici un extrait, présentant les traits fondamentaux d’une critique dévastatrice :

« Nous pensons qu’il est de notre devoir de nous prononcer clairement contre les critères, les analyses et les positions politiques qui invalident en substance le patrimoine ainsi que la contribution au développement du processus révolutionnaire produits par les BR-PCC
(…).

Ne nous reconnaissons pas dans les contenus qui ont politiquement étayé cette initiative [contre la base militaire américaine d’Aviano], les considérant objectivement comme une attaque contre le système stratégique, contre la ligne politique des BR-PCC.

C’est une tentative de colporter les logiques opportunistes et le principe de groupements comme une « nouvelle variante » des BR, en fait étrangères à l’expérience des BR-PCC, c’est une logique politique qui à partir du « culte de la nouveauté » de l’analyse de la situation internationale rétrograde les caractéristiques de l’impérialisme à celles de 1914.

Un élément qui, en plus de représenter des absurdités évidentes en termes d’analyse concrète de la dynamique impérialiste, n’est pas indifférent dans l’incidence sur les hypothèses clés qui sont à l’origine de la guérilla comme ajustement historiquement déterminé de la politique révolutionnaire au degré de développement intégré de l’impérialisme et aux formes relatives de domination de la bourgeoisie impérialiste (BI).

Un « culte de la nouveauté » analytique qui voudrait à terme apporter le support au fond sur lequel, dans le tract revendiquant l’action d’Aviano, les pierres angulaires ont mûri dans le choc révolutionnaire des vingt dernières années, en particulier celles développées dans la phase de retraite stratégique de 82 jusqu’à aujourd’hui.

Et qui fait resurgir d’anciennes logiques, qui non seulement ajourne une vision générale du développement du processus révolutionnaire possible à différents stades et niveaux de type évolutionniste, mais révèle également en fin de compte sa source subjectiviste dans sa comparaison avec la pratique et la théorie révolutionnaires mûris par les BR-PCC.

Des conceptions qui sont clairement exprimées dans l’avilissement de la contradiction principale classe / État, qui est de ce fait écrasée par la problématique de l’antiimpérialisme.

Problématique qui se voit réduite à une vision typiquement mouvementiste dans laquelle le Front lui-même est proposé comme une sorte d’unité objective et globale autour d’une pratique de solidarité, une approche qui invalide les caractéristiques de l’internationalisme prolétarien aujourd’hui et du Front Combattant Anti-impérialiste, ainsi qu’attestée par la pratique internationaliste et anti-impérialiste des BR.

Une logique subjectiviste qui vise en premier lieu à se débarrasser de la conception de l’attaque au cœur de l’État, de la négation des critères de centralité, de sélection et de calibrage qui guident [d’une part] l’identification de la contradiction politique dominante qui oppose la classe à l’État et [d’autre part] l’attaque à l’aspect principal de cette contradiction, c’est-à-dire au projet politique dominant de la bourgeoisie, et cela est valable dans chaque phase et dans chaque conjoncture.

Car ce n’est que sur cette base que l’attaque contre le cœur de l’État est le pivot sur lequel repose la capacité de la guérilla à influencer le choc politique et révolutionnaire et autour duquel l’action de parti de l’avant-garde combattante et le processus de construction de la Combattre le Parti communiste se matérialise par rapport au développement d’une guerre de classe de longue durée dans toutes ses déterminations, ne réduisant donc certainement pas le processus de construction du PCC à une confrontation aprioristique sur la base d’un processus générique de lutte armée qui, dans les faits, le disjoint et la sépare de la construction même des conditions politico-militaires propres à soutenir l’affrontement sur la stratégie de lutte armée.

Tout comme à un autre niveau cette vision fait ressortir la lutte armée, surtout comme esquissée par les BR-PCC dans la phase de reconstruction [ouverte en 1982 par la retraite stratégique], en reproposant la séparation entre l’action des prétendues avant-gardes et la classe, invalidant effectivement l’une des pierres angulaires des BR, la lutte armée comme proposition à toute la classe et donc la nécessité d’équiper le camp prolétarien pour un affrontement prolongé contre l’État afin de développer la guerre de classe et à plus forte raison dans une phase de conflit aussi complexe que celle actuellement, l’activité de la lutte communiste avant-gardiste s’articule autour des charnières de la phase de reconstruction définie par le BR-PCC, en dehors du mouvementisme et du combatisme comme une fin en soi.

En définitive, le contenu et les finalités proposés par l’action d’Aviano ne sont rien d’autre qu’une tentative opportuniste qui sort clairement du cadre des problèmes actuels de réorganisation et de consolidation de l’avant-garde révolutionnaire pour la relance de l’initiative sur le terrain stratégique de la Lutte Armée.

D’autre part, le choc lui-même a montré l’insuffisance de telles logiques politiques qui ont toujours été infructueuses et déjà marginalisées par la guérilla, et d’autant plus impraticable aujourd’hui compte tenu de l’approfondissement du rapport révolution / contre-révolution, un affrontement qui confronte les avant-gardes révolutionnaires à ne pas pouvoir contourner la stratégie de la Lutte Armée pour se recycler sur un terrain révolutionnaire. »

Le sens du rejet de la thèse de 1914

La thèse de 1914 est critiquée grosso modo pour les motifs suivants :

– raisonner à partir d’une description du mouvement des contradictions inter-impérialistes réduites à des « relations internationales », c’est courir derrière un impérialisme devenu sans cesse « mouvant » de par les contradictions inter-impérialistes changeantes en permanence, au moins relativement ;

– cet impérialisme « flotterait » qui plus est au-dessus de la réalité, de manière séparée des luttes de classes, il aurait sa histoire propre, ce qui est faux ;

– la lutte des classes est dégradée au bruit de fond de cet impérialisme « flottant » et « mouvant » ;

– l’action révolutionnaire n’est plus que le miroir de cet impérialisme « flottant » et « mouvant », devenant lui-même « flottant » et « mouvant », en tant que combattisme.

Le parcours de la thèse de 1914

Le 10 janvier 1994 eut lieu une action contre le Nato Defence College à Rome, revendiquée par les Noyaux Communistes Combattants pour la construction du Parti Communiste Combattant. Les NCCPCC avaient déjà attaqué, en octobre 1992, la Confindustria (Confédération générale de l’industrie italienne) à Rome. Cette structure prendra le relais des BR-PCC et en modifiera en effet sa ligne dans une perspective « anti-impérialiste » étant celle de l’action d’Aviano. Cela précipitera la défaite de par le décrochage de la réalité italienne.

En juin 1994 eut également lieu le procès de Francesco Aiosa et Ario Pizzarelli, accusés d’avoir participé à l’action contre la base d’Aviano ; ils tinrent au procès la même perspective que dans le communiqué de 1993.

L’importance du débat de 1993 pour aujourd’hui

Au-delà de la nature italienne du débat de 1993, on peut considérer que la question de fond est la suivante : faut-il porter une attention relative ou absolue aux relations internationales ?

Si on considère que la guerre est le produit des relations internationales conflictuelles, alors c’est relatif.

C’est ce que disent par exemple les auteurs du communiqué d’Aviano. Mais si on regarde bien, c’est également ce que dit la social-démocratie en 1912-1914. Portant son attention sur la menace de guerre, elle l’évalue à travers les relations internationales, les dépêches diplomatiques, les alliances, les productions d’armement, etc.

C’est très exactement le sens de la fameuse citation de Jean Jaurès, « le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage ». Le capitalisme porte possiblement en lui la guerre, car les relations internationales peuvent déraper. Mais la guerre est ici une simple excroissance, ce n’est pas une chose substantielle. C’est en quelque sorte un règlement de compte entre voyous.

Il faudra attendre Lénine et sa thèse sur l’impérialisme pour comprendre la nature de la guerre. La guerre impérialiste n’est pas un conflit produit par une situation, mais une réalisation historique propre à la bataille pour le repartage du monde.

Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas suivre également les relations internationales. Mais ce serait faire la même erreur qu’Eugen Varga en économie dans les années 1920 que de réduire la crise et la guerre impérialiste à des phénomènes secondaires, des phénomènes en surface.

Eugen Varga cherchait une expression de la crise générale du capitalisme dans des statistiques, des courbes, des données chiffrées. Il se perdait dans des détails qui, selon lui, prendraient à un moment un caractère prépondérant, déterminant. C’est là oublier la tendance générale pour tomber dans le relatif. Cela reviendrait par exemple à considérer que la guerre du Golfe n’aurait pas eu lieu sans Georges W. Bush, que l’impérialisme allemand des années 1930 doit son existence à Adolf Hitler, etc.

Naturellement, cela ne veut pas dire qu’il faille voir en l’impérialisme une « structure » pour autant. L’impérialisme est une expression du mode de production capitaliste ; tout doit être vu en s’appuyant sur la réalité de celui-ci.


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