publié pour la première fois en français dans le périodique mensuel « en avant », revue culturelle et politique éditée par les étudiants communistes − 1960

En 1914, alors que le danger de guerre se précise et qu’en Russie le mouvement révolutionnaire reprend sa vitalité, Lénine réside souvent à Cracovie afin d’être le plus près possible du mouvement révolutionnaire russe.

Il accepte d’assister en janvier 1914 au IVe Congrès de la social-démocratie de Lettonie à Bruxelles. C’est ce qui motivera sa présence du 12 au 20 janvier en Belgique.

A part un exposé fait à Liège le 20, il passera tout son temps à Bruxelles. C’est de ce séjour que nous parle I. Popov, qui était en permanence à Bruxelles en tant que porte-parole des léninistes auprès du Bureau Socialiste International.

Nous publions ici quelques extraits importants de cet article, paru initialement dans la revue soviétique « Octobre » n° 3, 1959.


« Eh bien ! mettons-nous au travail, dit Vladimir Ilitch avec vivacité et entrain quand nous fûmes remontés dans la chambre. Racontez-moi ce qui se dit et ce qui s’entreprend de neuf à l’Internationale. J’ai quitté Cracovie pour Paris il y a une semaine et je n’ai donc pu vous lire depuis la mi-janvier. »

Lénine marchait d’un coin à l’autre de la pièce. Je me mis à lui raconter tout, non pas dans l’ordre chronologique mais en tirant de chaque événement la quintessence. Une longue pratique m’avait habitué à ce procédé : Vladimir Ilitch, tant qu’il ignorait l’essentiel, écoutait avec impatience et négligeait les détails mais, en revanche, une fois parvenu au « fond » des choses, il voulait que je me rappelle les plus petits détails susceptibles d’éclairer l’essentiel.

− Vandervelde ne considère pas la situation internationale en Europe comme menaçante … Les suites de la guerre balkanique sont éteintes … jusqu’à la dernière étincelle d’après lui.

− Et Jaurès ?

− Il n’est pas aussi catégorique.

− Ce n’est guère précis, ça. D’où avez-vous recueilli cette impression ?

− J’ai pu lui parler après son entrevue avec Vandervelde.

− La conversation fut-elle longue, détaillée ?

− Non, tout en marchant.

− Et Victor Adler ?

− Il pense que la guerre entre les Slaves − les alliés balkaniques − a à ce point affaibli les positions de la Russie dans les Balkans que tout va se calmer dans ce coin-là de l’Europe. La Russie s’est tue, dit-il, après l’annexion de la Bosnie et de l’Herzégovine en 1908.

− Ministre à la manque, va ! Où avez-vous appris cela ? Vous lui avez parlé ?

− Non. On m’a rapporté cela au Comité Exécutif.

− Bon ! Mais venons-en au fait.

− En tous cas, dans un proche avenir, on ne prévoit pas que soit soulevée au Bureau une question de politique internationale. Haase est arrivé ici récemment de Berlin. Vandervelde m’a dit qu’ils ont eu ensemble une conversation à cœur ouvert.

Haase est à présent, d’après Vandervelde, le plus influent des dirigeants de gauche de la représentation social-démocrate au Reichstag. Il a dit à Vandervelde que si les impérialistes allemands devaient porter atteinte à la paix en Europe, la social-démocratie envisagerait sérieusement la question de l’organisation d’une grève générale.

− Bavard ! jeta d’une façon coupante et dure Vladimir Ilitch. Et, s’arrêtant tout à coup devant moi, il me regarda sévèrement dans les yeux et fit un geste de la main comme pour m’inviter à en finir avec cette conversation vide.
(…)

Vandervelde comme un parent riche à un parent pauvre. Avec un Anglais, il aurait commencé à marchander « Nous avons vraiment fait assez, aurait-il dit, et vous que comptez-vous faire devant le danger d’une guerre, que pouvez-vous proposer… » Comme si chacun d’eux, luttant contre la guerre, obligeait l’autre à une concession.

Toute cette confrérie à laquelle nous avons affaire au Bureau Socialiste International conçoit le danger d’une guerre d’un point de vue étroitement nationaliste. Chacun exige de la décision de l’autre mais pour soi-même, on trouve toujours des circonstances particulières excusant une conduite tout aussi particulière. Aussi tous ces gens réunis ne représentent-Ils pas un grand danger pour ceux qui préparent la guerre. Vous comprenez ? C’est pourquoi − retenez bien cela − il nous faut suivre de près, dans les moindres détails, ce qui se fait, noter le moindre fait, le moindre argument sans relâcher notre attention, fût-ce un instant, pour nous y retrouver dans cette sombre cuisine, cette sorcellerie où l’on prépare la guerre. Nos informations doivent être les plus complètes possible. Des faits, des faits et encore des faits.
(…)

Nous arrivâmes à la « Maison du Peuple » une heure avant celle fixée pour le rendez-vous avec les marins belges. Le café, situé au rez-de-chaussée, était bruyant et grouillait de monde. C’était un des lieux de réunion favoris des travailleurs affiliés au P.0.B., des syndiqués, des membres des coopératives. Aux étages supérieurs de la Maison du Peuple se trouvaient les organes de direction du mouvement ouvrier. Au troisième étage se trouvait le siège du Comité Exécutif de l’Internationale Socialiste.

Nous nous frayâmes avec peine un chemin à travers la foule pour atteindre la pièce où devait avoir lieu notre entrevue avec les marins ; nous allions entrer quand, du palier de l’escalier menant aux bureaux, quelqu’un nous appela. C’était Vandervelde.

− C’est comme un coup du sort, dis-je et j’ajoutai, baissant la voix bien que ce ne fût pas nécessaire, Vandervelde ne comprenant pas le russe : − on peut faire semblant qu’on allait le voir.

Vandervelde s’arrêta et attendit.

− Je suis bien content de vous rencontrer. Vous veniez me voir ?

− Je suis aussi très content de cette rencontre. Mais j’étais venu pour une autre affaire et il n’est pas indispensable que je prenne votre temps.

− Vraiment, vous n’avez rien à me dire ?

− Rien n’est pas le mot. J’ai une demande à vous adresser. J’ai écrit à ce sujet, Vladimir Ilitch fit un geste de la main dans ma direction.

Je me rappelai la tâche qui m’avait été confiée par Vladimir Ilitch et que je n’avais pas accomplie : je devais demander à Vandervelde les photos des divers groupes de délégués, y compris les Russes, prises par lui au Congrès de l’Internationale à Copenhague.

C’est de cela que parlait à présent Vladimir Ilitch. Vandervelde esquissa un sourire.

− J’ai justement affaire avec les sociaux-démocrates russes. Je vous prie de monter avec moi dans mon bureau si vous disposez d’un peu de temps libre.

Quand Vandervelde s’adressait à quelqu’un, il le faisait toujours avec une aisance, une simplicité qui était en fait très réfléchie et très pesée. Ses manières étaient sciemment simples. Il portait un complet spécialement conçu pour ses rencontres avec des gens du peuple. Il exprimait ses pensées en évitant toute complexité, utilisant des phrases courtes, lapidaires. Il voulait donner à ceux qui l’entouraient, qui l’écoutaient une impression de simplicité faite de bien de choses, sauf d’authentique simplicité. La spontanéité lui était étrangère.

Vladimir Ilitch me demanda d’aller trouver les marins et s’ils étaient déjà arrivés, de les prier d’attendre un peu.

Quand je revins dans le cabinet de Vandervelde, la conversation avait pris un tour plutôt âpre. Mais si l’on n’avait pas prêté attention aux paroles échangées, on aurait pu croire à un entretien calme et sans histoires, tant les deux interlocuteurs restaient impassibles.

− Nous ne chercherons, ne proposerons et ne discuterons aucun arrangement de compromis, dit Vladimir Ilitch sans hâte, clairement, soulignant chaque mot d’un geste du bras et regardant son interlocuteur droit dans les yeux. Nous ne ferons aucune concession sur le plan idéologique.

Il était plutôt bizarre de voir Vandervelde opiner à chaque mouvement du bras de Lénine, comme s’il approuvait, plein d’admiration. Cette manière lui était habituelle, il voulait ainsi, comme il le disait, « encourager son interlocuteur à être lui-même ».
Lénine poursuivait :

− Aussi, nous ne saurions que faire d’accordailles préliminaires en coulisses ni avec nos ennemis, ni avec ceux qui auraient pu accepter de jouer le rôle d’intermédiaires.

− Et donc avec moi ?

− Et avec vous, si vous voulez obtenir de gens qui luttent pour le renforcement de notre parti et soutiennent l’idée d’une dernière révolution qu’ils pactisent avec ceux qui considèrent la révolution en Russie comme terminée. Si vous voulez que les représentants de ces deux tendances signent un appel à l’unité, qui serait une unité sur le papier.

− Excusez-moi, mais quelles méthodes proposez-vous en échange des conversations préalables sur les possibilités pratiques d’unité que vous rejetez ?

Vladimir Ilitch se frotta fortement le front de la paume de la main.

Cela signifiait qu’il commençait à s’irriter.

− Nous voulons que chaque partie Intéressée expose au grand jour ses idées, que chaque partie réponde de ses positions devant la classe ouvrière. Quant à nos conditions d’unification, nous les formulerons avec le maximum de clarté et de franchise après avoir pris l’avis de nos organisations.

− Ce sera pour quand ?

− Lorsque vous fixerez un échange de vues public entre toutes les tendances comme il est prévu dans la résolution de Londres.

− En un mot, vous voulez un tournoi idéologique, n’est-ce pas ?

Pour aggraver encore les divergences ? C’est bien cela ? Ce serait un beau divertissement pour les sectaires. Vous ne pensez pas ?

Vladimir Ilitch dévisagea Vandervelde comme s’il le soupesait. Puis il se frotta à nouveau le front et passa la main un court instant sur les yeux. Mais, extérieurement il garda tout son calme ; son regard s’éclaircit d’un sourire moqueur. − Vandervelde se reprit

− En parlant de sectaires, je n’avais personne en vue. Le sectarisme est le lot de tout mouvement ouvrier arriéré. Et la Russie est quand même un pays arriéré.

Vandervelde ayant parlé de l’état arriéré de la Russie et du sectarisme, attendait visiblement que Lénine se mit en colère. Mais Vladimir Ilitch se contenta de sourire malicieusement. L’étroitesse d’esprit des réformistes du type de Vandervelde lui était bien connue.

Ce sourire silencieux l’emportait à ce point sur la suffisance orgueilleuse de Vandervelde que ce dernier passa aussitôt à un autre thème de conversation. Beaucoup comme lui avaient déjà dû céder devant le regard moqueur des yeux mi-clos de Vladimir Ilitch.

− Alors ? Que dois-je en conclure en bref ? demanda Vandervelde.

− Eh bien ! je refuse − répondit Vladimir Ilitch − si vous n’avez plus d’autres questions…

− Et quelles sont vos prévisions concernant l’unification ?

− La solution dépendra de la force réelle de nos organisations ouvrières.

− Donc vous préférez en appeler à la force plutôt qu’au droit ?

− Excusez-moi, mais c’est là un mauvais jeu de mots. Notre force vient seulement de ce que les travailleurs nous font confiance et partagent notre point de vue.

− Ne vous trompez-vous pas ? Etes-vous vraiment si forts ?

− Nous serions très heureux si vous vous en convainquiez vous-même en allant vérifier sur place. Pourquoi n’iriez-vous pas, par exemple, à Pétersbourg ? Il ne faut bien sûr pas rendre visite aux organisations illégales, mais nos adversaires ne mettent pas en doute notre supériorité écrasante dans la clandestinité. Ils se vantent seulement de leur influence au sein du mouvement légalement reconnu. Venez chez nous, faites connaissance avec les organisations légales, venez parler avec les travailleurs. Je suis convaincu, si vous le désirez, que nos amis en Russie se feront un plaisir…

Vandervelde interrompit :

… De croiser le fer avec moi, voulez-vous dire ?

− Mais est-ce que vous vous prépareriez à l’avance à discuter avec nos ouvriers.

− Mais vous me lancez un défi selon toute évidence ?

− Appelez cela comme vous l’entendrez, mais acceptez le risque de voyager et d’être placé en face des faits, tels qu’ils sont et non tels que les fractionnistes vous le chuchotent.

Vandervelde ne put pas décliner l’offre que Lénine lui avait faite.

Au début de l’été il partit pour Pétersbourg. Il vit sur place combien les bolchéviks étaient influents dans le mouvement ouvrier russe. Ces faits obligèrent Vandervelde à être plus prudent. A la conférence de Bruxelles convoquée par l’Internationale deux semaines avant le début de la guerre et consacrée à « l’union de toutes les tendances de la social-démocratie russe », il ne parla plus de l’intransigeance bolchéviste comme d’une preuve de l’état retardataire du mouvement ouvrier russe.

En juillet 1914 quand la guerre était prête à éclater, Vandervelde convoqua le Bureau socialiste international afin de discuter des « mesures à prendre pour prévenir la guerre ». Vladimir Ilitch ne vint pas à Bruxelles.

En ces jours critiques il restait le plus près possible de la frontière russe.

Après la réunion du Bureau, un grand meeting fut organisé au Cirque Royal.

La première intervention fut celle de Haase. « La social-démocratie allemande n’hésitera pas, en cas de menace directe de guerre, à recourir aux moyens extrêmes de lutte » s’exclama le député allemand. La salle se mit à applaudir. Haase, levant la main pour imposer le silence reprit après une pause « … oui, jusque et y compris à la grève générale ».

On l’applaudit comme s’il était le sauveur de la paix. Qui pouvait savoir que quelques jours plus tard, le même Haase livrait au Reichstag une déclaration annonçant la décision du parti social-démocrate allemand de voter les crédits de guerre. Haase devait ainsi confirmer le portrait qu’avait brossé de lui Lénine.

− Comment les choses évoluent en Russie, que pense de tout cela le camarade Lénine ? me demanda Jaurès avant de monter à la tribune. Jaurès était fort pensif et c’est toujours aussi absorbé qu’il quitta Bruxelles la nuit même. Le lendemain au soir il tombait sous les balles d’un assassin-provocateur.

− Où est Lénine ? Pourquoi Lénine n’est-il pas venus ? Les membres du Bureau International Socialiste me harcelaient de questions.

− Vous savez bien sûr où est Lénine en, ce moment ? Vous pourriez essayer de lui télégraphier que sa présence ici est très, très désirable, me dit Vandervelde. Nous devons savoir ce qui va se passer en Russie. Qui nous renseignera à ce sujet ?

− Mais pas mal de représentants des tendances diverses du socialisme russe qui participent à la réunion du Bureau, répondis-je.

− Vous vous moquez. Ce sont tous des nullités. Qui les écoute en Russie ? Je sais cela. Je n’ai pas été en Russie pour rien. Seul Lénine pourrait nous éclairer à présent sur la position qu’adoptera la classe ouvrière russe. Priez-le de venir ici.

− Je ne puis lui demander cela. Lénine ne veut pas perdre le contact, même un jour, avec le mouvement russe.


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